All my life

Cycle cinéma autour de Mark Cohen
Du 1 octobre au 26 novembre 2013

In order not to be here, 2002

Deborah Stratman

La photographie de Mark Cohen – instinctive, compulsive, souvent intrusive – crée une atmosphère intrigante, voire dérangeante.

Images volées, corps fragmentés, un sens déroutant de la nature morte, au plus loin des clichés romantiques. La technique de prise de vue de Mark Cohen, appareil au poing, arpentant les rues à la recherche de sujets, rappelle, dans son immédiateté, le cinéma direct né en Amérique du Nord à la fin des années cinquante (les cinéastes de l'Office national du film du Canada, Donn Alan Pennebaker, Frederick Wiseman, etc.). Mais, contrairement à ces auteurs, sa photographie n'est en rien documentaire et révèle davantage une violence visuelle qui n'existe nulle part ailleurs, un sens inédit de l'urgence. Dans le champ du cinéma expérimental, la légèreté du dispositif (une simple caméra et un flash) et l'absence a priori de sujet prédéterminé (celui-ci se construit au fil des rencontres) évoque le cinéma de Jonas Mekas et la manière dont il a bâti l'ensemble de ses journaux filmés. Mais on ne retrouve pas chez l'auteur de Lost Lost Lost la même énergie ni la même brutalité. Et Mekas s'efforce de construire une certaine forme de dramaturgie, absente chez Cohen.

Les deux séances proposées ici s'attacheront à comprendre le mode opératoire du photographe américain, à travers le concept formel de la fragmentation, et le fil conducteur qui traverse son oeuvre : quelle Amérique est ici photographiée?

Fragments / Mardi 1er Octobre 2013 à 20h

La technique de prise de vue spontanée de Mark Cohen, en plan le plus souvent serré, au plus près de ses sujets, induit un cadrage qui intègre volontairement l'accidentel au dispositif photographique. Les cadres larges sont rares : les corps sont le plus souvent tronqués et les visages hors champs. C'est par ce geste semi contrôlé – si immédiat qu'il rend la précision absolue impossible – que le photographe fragmente ses sujets. D'un point de vue formel, le motif du fragment, entendu comme une fraction de quelque chose, est au coeur de son oeuvre.

Dans Pair Of de Volker Schreiner, le cinéaste de found-footage allemand compile des extraits de films, pour la plupart hollywoodiens, et fragmente ainsi les oeuvres originales  pour aller chercher dans chaque plan, le détail qui illustrera son propos (le double, la paire). Dans Prelude 6 de Maria Kourkouta, film d'animation fabriqué à partir de photos prises à New York, la cinéaste rend le mouvement à ces images fixes cadrées serrées sur les pieds des passants, et traduit ainsi l'agitation de la métropole. Avec Mary Helena Clark et The Plant, une stratégie d'un autre ordre est à l’oeuvre. La cinéaste ouvre des voies narratives qui se referment aussitôt : on suit un homme qui disparaît soudainement du film, puis notre regard se détourne vers un bâtiment à l'architecture spectaculaire, le film bascule entre la couleur et le noir et blanc sans que l'on puisse en saisir le sens. C'est la nature même du propos qui est trouble, intrigante, brouillant la lecture. Chez Gunter Deller (Schattengrenze), Tomonari Nishikawa (Market Street) ou encore Aldo Tambellini (Black Plus X) on retrouve ce sens du détail et ce goût de l'échantillon, tout en partageant avec Mark Cohen le même terrain d'investigation : les lieux publics, la rue.

Avec Ptkho, la cinéaste d'origine kurde Mahine Rouhi, à la manière du photographe, fragmente le corps (animal cette fois), si morcelé qu'il en devient à peine reconnaissable. La séance se clôture avec l'un des tous derniers opus de Nathaniel Dorsky, Song, qui même s'il dégage un lyrisme qu'on ne retrouve pas dans les clichés de Mark Cohen, de nature plus violente, partage avec ce dernier un certain sens du beau. Même les objets les plus usuels apparaissent isolés et dégagent quelque chose de mystérieux ; tout ce qui existe semble posséder une identité, une apparence, une réalité qui lui est propre. 

Pair Of de Volker Schreiner, 2011, video, n&b, son, 4’ 38
Prelude 06 de Maria Kourkouta, 2008-2010, vidéo, n&b, son, 1’47
The Plant de Mary Helena Clark, 2012, video, coul, son, 8’11
Schattengrenze de Gunter Deller, 1999, 16 mm, n&b, son, 9’20
Market Street de Tomonari Nishikawa, 2005, 16 mm, n&b, sil, 9’
Black Plus X d'Aldo Tambellini, 1966, 16 mm, n&b, son, 9’
Ptkho de Mahine Rouhi, 2001, 16 mm, n&b, son, 7’
Song de Nathaniel Dorsky, 2013, 16 mm, coul, son, 18’30

Amerika / Mardi 26 novembre 2013 à 20h

Une séance qui revêt la forme d'un voyage en Amérique, entre la côte Est (New York avec David Rimmer) et la côte Ouest (la Californie avec Bruce Baillie et Laida Lertxundi), en passant par l'état du New Jersey (Fern Silva) et l'Illinois (Deborah Stratman), avec des cinéastes tous américains, à l'exception de Laida Lertxundi, jeune cinéaste née à Bilbao mais exilée en Californie.

All My Life de Bruce Baillie, film présenté à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs en 1970, sera le premier film de la séance. Les films lyriques de Bruce Baillie – l'un des fondateurs de la Canyon Cinema à San Francisco – ont marqué l'histoire du cinéma expérimental depuis les années 60. Un panoramique sur une palissade dans un mouvement de caméra lent et continu qui glisse de l'horizontale à la verticale, s'élevant jusqu'au ciel, le temps pour Ella Fitzgerald de chanter All My Life. Dans les films de Laida Lertxundi, qui font quelquefois explicitement référence à ceux de Bruce Baillie, les personnages errent sans but, les mêmes scènes sont revues, recadrées, et son utilisation diégétique de la musique (la source sonore étant placée hors ou dans le cadre, mais jouée live, en même temps que la caméra tourne) déroute. Un sens du mystère, de l'incongru présent également chez Mark Cohen, offrant une vision de l'Amérique aux accents presque surréalistes. Au contraire, Real Italian Pizza (David Rimmer) et Spinners (Fern Silva) relèvent plus du film d'observation, rappelant les accents plus prosaïques de certaines images de Mark Cohen.

Les deux films qui clôturent le programme, Little Girl (Bruce Baillie) et In Order Not To Be Here (Deborah Stratman), créent tous les deux une atmosphère troublante, non sans rappeler l'univers du photographe. Dans le film de Stratman, entièrement filmé de nuit, la cinéaste montre en plans fixes des paysages de banlieue, des parkings vides, des Drive-Thru, des supermarchés 24/24, autant de zones qui apparaissent comme des lieux désertés mais en permanence surveillés. Une Amérique sécuritaire qui a peur d'elle-même.

All My Life de Bruce Baillie, 1966, 16 mm, coul, son, 10’
My Tears are Dry de Laida Lertxundi, 2009, 16 mm, coul, son, 4’
Spinners de Fern Silva, 2008, 16 mm, coul, son, 7’
Real Italian Pizza de David Rimmer, 1971, 16 mm, coul, son, 10’
Little Girl de Bruce Baillie, 1994-95, 16 mm, coul-n&b, sil, 3’
In order not to be here de Deborah Stratman, 2002, 16 mm, coul, opt, 33’

Infos pratiques

Les séances ont lieu au Cinéma des Cinéastes
7, avenue de Clichy - 75017 Paris

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